Mano Solo : « La musique, il faut la vivre, pas l’exécuter »
Au troisième jour des Concerts de Septembre au Palais des Festival de Cannes, rencontre avec Mano Solo pour un entretien aussi libre et aussi riche que son auteur.
Décidément, Mano Solo ne fait pas les choses comme tout le monde. On le croise d’abord en train de descendre son chien. Le même chien qui sera là pendant l’interview puis sur scène, allant et venant à sa guise, manifestement ravi de l’énergie et du magnétisme qui se dégage de l’homme au chapeau. Et puis, son dernier album, In the garden, Mano Solo l’a autoproduit après avoir quitté sa maison de disque et le vend sur son site. Enfin, il est bien le seul à pouvoir se livrer pendant plus d’une heure pour une interview qui paraîtra seulement ici sur Sincever. Alors bien sûr il est capable de parler de lui à la troisième personne et, avec son langage direct, il tape tous azimuts : Hallyday, Gainsbourg, les journalistes, la télé, le public français, Al Gore, le téléchargement. Bref, il a de quoi agacer tout le monde. Mais dans un même élan, il fredonne la chanson que sa mère lui chantait le soir. Alors, au bilan de son expérience d’autoproduit, combatif ou désenchanté, Mano ?
Bonsoir Mano Solo. Quelle sera ta formation sur scène ce soir ?
On sera quatre sur scène. J’aurai avec moi trois musiciens, ceux qui étaient sur l’album précédent, Les animals. Ils ont tous des personnalités affirmées. Il y a Régis Gizavo, accordéoniste malgache, qui est vachement connu à Madagascar avec son répertoire et son groupe. Il y a Daniel Jamet, le guitariste de la Mano Negra et Fabrice Gratien, le piler scientifique. C’est le seul qui lit le solfège de nous quatre, il a même été prof de musique. Il a évolué dans plein de milieux et il travaille beaucoup avec Nicolas Peyrac.
Pourquoi ce choix d’une formation réduite ?
Ca a démarré avec l’Olympia il y a un an. J’avais très envie d’une nouvelle formation après une grosse machine où on était 10 sur scène. Jouer à quatre, c’est une liberté. J’ai trois excellents musiciens mais l’ensemble est super fragile. Si y’en a un qui merde, le morceau ne tourne plus. Y’a un danger mais on peut se rattraper dans l’instant parce qu’on a une souplesse qu’on n’aurait pas avec un énorme groupe. Ca devient de la musique qui vit, qui évolue, qui respire. Pour nous, c’est quelque chose à vivre, pas quelque chose à exécuter. Je frime à mort mais je suis lucide, je me prends pas du tout pour le personnage que tu vas voir ce soir sur scène. Il m’échappe d’ailleurs, il est incontrôlable celui-là mais il est en pleine vérité.
Et pour le répertoire ?
J’en avais marre de l’ancien. Je fais les mêmes morceaux depuis 15 ans. D’abord, mes chansons sont pas des tubes et elles correspondent à la vie que je mène au moment où je les écris. Y’a des chansons qui ont encore des résonnances mais il y en a plein que j’ai plus du tout envie de chanter, qui correspondent à un autre Mano. Nous on fait de la musique. J’ai l’impression que les autres font la boîte à musique, le juke box. En plus, le public français, il t’aime pour un truc, il te laisse pas changer. Il faut voir comment on traite Renaud de traitre alors qu’il nous a donné tout ce qu’on voulait pendant vingt ans. On vit dans un monde ultra sécuritaire : pourquoi j’adore le Coca ? Parce qu’il a toujours le même goût ! Tu vas voir, ce soir dans la salle, tous les gens vont demander les morceaux de la Marmaille nue. Mais la Marmaille nue, c’était il y a 15 ans, je peux pas refaire la même chose qu’à l’époque. Je suis pas Johnny Hallyday !
Tu te sens vraiment enfermé par le public ?
J’appelle ça le complexe de Bambi. Le public français reste en enfance, il veut que tu lui racontes toujours la même histoire, qu’il connaît par cœur et qui le fait pleurer à la fin. Il veut qui tu lui expliques tout, que tu lui pardonnes tout, que tu lui dises que tu l’aimes. Il cherche une hypocrisie complètement paternaliste. Ils t’ont donné une aura que toi, t’as jamais demandée et ils attendent en retour une sorte de respect. Mais le respect, c’est tout sauf ça puisque tu les prends pour des cons. Moi je me passe de tout ça. Je peux pas leur chanter les chansons qui leur font plaisir si elles ne me font pas plaisir à moi. Ou alors je vais faire une version ska, un truc complètement destroy.
» Je suis pas un chanteur de rock »
Quelle est la musique que tu écoutes ?
J’écoute que du rock. Pourtant, je suis pas un chanteur de rock, ça me va pas. J’ai pas une écriture qui rentre dans du rock. En ce moment, je suis content, ils font toutes les rééditions des groupes punk des années 80. Sinon, y’a un groupe totalement inconnu sur lequel j’ai flashé et que j’ai reçu dans mon émission de radio [ndlr Le clou de la soirée, tous les derniers samedis du mois sur Aligre-FM]. Il s’appelle Syl Nuvaanu. C’est un excellent guitariste flamenco et un percu accompagnés par une chanteuse japonaise. C’est complètement fou comme mélange mais c’est super beau.
Et la chanson française ?
Ma chanson française, c’était Renaud quand j’avais 14 ans. Ou alors Higelin ou Dick Annegarn. Mais ce qui se fait en ce moment, ça m’intéresse absolument pas. Miossec, par exemple, pour moi, c’est un sous-Gainsbourg dans le personnage. Et je déteste Gainsbourg, il représente toute la variété de droite. Le mec est riche à millions et il vient à la télé se plaindre qu’il paye trop d’impôts. C’est un symbole de son égoïsme. Et quand il insulte Catherine Ringer, qui est la meilleure chanteuse qu’on ait ! Il n’y a rien de plus odieux et de plus facile.
Et le jazz puisque ce soir tu joues avant Sanseverino ?
Le jazz, j’en écoute pas vraiment mais j’en ai vu beaucoup avec mon père qui m’emmenait dans les concerts. Il était invité tous les ans à Antibes, au festival de Juan-Les-Pins. J’ai vu tous les grands orchestres de swing, Duke Ellington, Count Basie. Lionel Hampton, j’ai dû le voir sept ou huit fois. Sanseverino, j’aime bien ce que j’ai entendu mais ce qui me contrarie, c’est qu’en France le jazz c’est toujours rigolo. Ou alors c’est sirupeux, chiant, avec des chanteuses qui finalement font de la chanson américaine. Les français ont un complexe d’infériorité par rapport aux musiciens noirs américains, ça fait 50 ans que ça dure. Alors qu’on est un des pays les plus branchés jazz de la terre et qu’on a fait évoluer le jazz. Je regrette ce côté rigolo parce que c’est une musique qui peut trimballer des vérités. Le jazz est né de junks dans des ghettos. Ils étaient géniaux mais ils avaient une vie de merde.
« Je fais des chansons de combat pas des chansons de victime »
Qu’as-tu appris avec la création de ton site en 2001 ?
Ca m’a déprimé ! Ca te remet à ta place, quoi. Tu t’aperçois que les gens t’écoutent comme ils écoutent Bruel par exemple. Et je suis tellement prétentieux, ça m’a foutu le cafard. Je me sens tout seul moi dans ce métier, dans ma façon d’agir, dans ma façon d’être. Ce que tu dis, les gens vont l’entendre comme ils ont envie de l’entendre. Sur Internet, certains ont « traduit » mes chanson, c’était un truc de fous. Chaque ligne devenait une métaphore pour eux. Ils me prennent pour un poète immense alors que j’écris des choses droites. C’est leur projection à eux qui fait le travail, pas ce que j’ai mis dedans. Et ta parole est noyée dans le fantasme du public.
Pour toi, la musique c’est un engagement ?
J’ai toujours dit que j’étais journaliste en fait. Je fais des chansons de combat pas des chansons de victime. Je veux avoir une parole citoyenne. Et je me retrouve un objet de consommation comme un autre. Et je me suis aperçu que les gens sont tous centristes. Pour moi, les gens qui m’écoutaient, ils étaient de gauche. Les gamins d’aujourd’hui n’ont plus de conscience politique comme la mienne. A la télé, il n’y a plus de réflexion idéologique sur le fond. Sarko, par exemple : chaque jour, il te fait une loi à la carte.
L’écologie fait-elle partie de tes combats ?
Je suis né dedans, ma mère était écolo y’a quarante ans. Elle parlait du réchauffement climatique, de l’amiante, de tout ce qui a été récupéré par les partis politiques, et on se foutait de sa gueule. C’est déprimant qu’aujourd’hui ce soit Al Gore qui explique tout ça aux gens. J’ai halluciné quand j’ai vu son film, je me suis dit que ma mère aurait dû faire ça : un dessin animé avec un rayon de soleil qui capture l’énergie comme un méchant indien. Les américains, tant qu’il y a pas un cowboy et un indien, ils comprennent rien. Grâce à ça, l’Amérique prend enfin conscience du réchauffement climatique.
« J’ai halluciné quand j’ai vu le film d’Al Gore »
Pourquoi as-tu choisi d’autoproduire ton dernier disque ?
C’était pour faire du syndicalisme, pour rappeler que « tout travail mérite salaire ». Je veux dire aux gens que je ne travaillerai pas gratuit. Je comprends pas pourquoi les autres artistes ont honte de parler d’argent. Dire qu’un artiste doit être désintéressé, c’est pour moi le pire mépris, ça veut dire que ce qu’il fait ne vaut rien. Ceux qui bavent sur l’industrie du disque, ils font des calculs sur le bout de plastique. Moi, ce que je vends, c’est de la musique, pas le bout de plastique qu’il y a autour. Les gens qui téléchargent sont en train de se couper l’herbe sous le pied. Ils ont l’impression de niquer le capital, ils sont super en colère contre les chômeurs de chez Moulinex et le lendemain, en téléchargeant, c’est les mecs de chez Warner qu’ils mettent au chômage, tous les gens de la distribution ou de la fabrication dont on n’a plus besoin.
Tu es contre la licence globale ?
Oui, elle est impossible à calculer. Si tu fais comme la SDRM qui reverse les droits sur les CD vierges, tu le fais à partir d’un calcul de prorata. Mais ces proratas se basent sur la visibilité et c’est une arnaque totale pour tous les gens qui sont pas dans le circuit du Top 50. La seule solution serait d’identifier tout ce qui se télécharge sur Internet. Donc ceux qui réclament plus de liberté sont en train d’amener le Net à se faire fliquer de plus en plus. Et c’est la porte ouverte au lobbying des artistes car comment faire la différence entre un vrai téléchargement et celui d’un fan ou d’un pote qui cherche juste à te faire gagner de la thune ? Tout ça ne peut pas marcher.
Et les plateformes légales ?
Demain, quand toutes les majors seront sur les plateformes Internet, elles s’entendront de la même manière que se sont entendus les opérateurs téléphoniques. Elles ne sont plus véritablement concurrentielles, elles pourront se partager les produits et décider ensemble des nouvelles tendances à lancer. Ca va être un lobby. Et la diversité là-dedans ? Si demain, un petit jeune déboule avec son disque, on ne le référenciera pas dans la plateforme, parce qu’on le jugera au nombre de disques qu’il vend. Il coûtera plus cher que ce qu’il rapporte. Et c’est pas la publicité qui pourra financer la musique sur Internet. Quand j’ai gagné le prix Coca Cola, ils ont pas voulu me financer parce qu’on vend pas du Coca avec Mano Solo. Demain, quelqu’un qui a un discours un peu dérangeant, une musique d’avant-garde, c’est pas un publicitaire qui va miser sur lui.
Internet peut-il quand même être un moyen d’action ?
Ca devrait l’être. Les gens ont le pouvoir d’être réunis au même endroit avec un outils formidable. Moi par exemple j’ai un gang internet de 6000 personnes qui répondent à mes injonctions. De mon forum sont nées deux associations mais ils font ça pour me faire plaisir. C’est pour ça que je m’énerve tout le temps, que je les insulte deux fois par an. En plus, depuis que j’ai plus que ça à dire, les gens je les fais chier parce que j’ai plus de discours artistique.
« Ce que je vends, c’est de la musique, pas le bout de plastique qu’il y a autour »
Comment s’est passé cette autoproduction pour ton dernier album ?
Déjà, on a enregistré dans un vrai studio parce que le petit home studio, c’est un leurre. Si tu fais un disque chez toi, il sonnera chez toi mais pas ailleurs. C’est un vrai métier ingénieur du son. Et puis on a pu remplacer toute la major à deux parce que moi je sais tout faire, j’ai grandi dans les journaux. La plupart du temps, quand j’étais dans la major, c’est moi qui écrivais l’argumentaire. Personne n’était capable de le faire. Donc tu te retrouves comme un con à dire du bien de toi. Comme les journalistes sont incapables de faire une critique musicale, tu leur donnes des phrases toutes faites, des concepts, des images. Quand un journaliste arrive et te demande : « Alors comment définiriez-vous votre album ? », il veut que tu fasses son boulot. Chaque fois que je fais une chronique d’album, je la retrouve pendant deux, trois ans signée de tous les noms de la terre.
Avec cette expérience, quel regard portes-tu sur les artistes qui débutent ?
Je trouve ça dingue tout ce qu’on demande à un musicien. Il faut qu’il soit chef de promo, chef de produit. C’est trop. Actuellement, on est jugé à sa motivation. Mais si j’en vis pas, je vais être motivé, tu crois ? Avant d’être payé, j’ai fait deux cents ou trois cents concerts gratos, ça n’est pas normal. On ne demande ça à aucune autre profession de la terre. Pendant son apprentissage, l’artisan il est payé. A l’époque, ma maison disque m’a signé en sachant que je ne passerais pas en radio, ils ont fait leur boulot. Ils ont utilisé l’argent qu’ils ont gagné avec Adamo. Tout l’argent qu’ils ont gagné avec Mano Solo, ils auraient dû le réinvestir sur un autre jeune.
Et les médias jouent-ils leur rôle ?
Les gens que je croise toute l’année sur la route depuis 15 ans, ceux qui remplissent les salles, je les vois jamais en télé. Quand j’ai commencé, je passais mes nuits à coller des affiches, à appeler des journalistes et je jouais devant 15 personnes. C’étaient des gens qui revenaient parce que ça leur avait plu et sinon c’était mes potes. Ou ma mère, que j’ai fini par interdire de concert ! J’en avais marre d’avoir ma mère au premier rang ! Du jour au lendemain, quand j’ai eu un album et que je suis passé à Canal +, j’ai fait l’Olympia rempli à ras-bords.
Quel bilan alors pour cette aventure d’autoproduit ?
Je voulais démontrer au public qu’il est le seul à pouvoir me faire vivre. J’ai un public que j’adore, je vais rentrer dans mes frais mais malheureusement j’ai pas de quoi produire mon prochain album.
Merci beaucoup Mano Solo. Et bon concert !