Le jeune temps du Rock’n’roll (livre)
A l’heure où tout le monde pleure sa mort, il est bon de plonger dans l’adolescence sauvage, la préhistoire sulfureuse, la vraie histoire du Rock’n’Roll. Et miracle, on s’aperçoit que, comme le premier homme, le Rock roulait sa caisse et pétait le feu bien avant Elvis !
Le parcours de Nick Tosches, l’auteur des Héros oubliés du Rock’n’Roll , le pose d’emblée comme un « historien » concerné par son sujet.
Il pousse comme il peut dans les bas-fonds de New-York, entouré d’un milieu pas vraiment reluisant, pour parvenir, à quatorze ans, par la grâce de l’ascenseur social, à exercer l’intéressant travail de portier de bar. Un peu plus tard une nouvelle et soudaine promotion le propulse employé, dans une fabrique de sous-vêtements. Après quelques années de bons et loyaux services il s’éclipse en catimini pour acheter des cigarettes, à moins que ce ne soit pour déjeuner. Il a vingt-trois ans, le feu aux semelles et l’entreprise ne le reverra pas.
Il part alors en Floride où il va exercer l’honorable profession de chasseur de serpents, jusqu’à ce qu’un de ces délicats bestiaux plantedeux crochets dans son mollet. Giclée d’adrénaline ou shoot decurare, toujours est-il qu’une révélation l’inonde, suite à la vilaine morsure : il sera écrivain.
Ses premiers textes seront publiés dans Fusion, Rolling Stone,Creem, etc. Des magazines de… rock’n’roll. Quelques années pour se faire les dents et il sort Country, première immersion en profondeur dans la musique qu’il aime. Il prolonge et approfondit cette tentative par lesHéros oubliés du Rock’n’Roll.
Cette plongée dans les entrailles fumantes de la Bête n’a pas cessé, depuis 1984 – date de sa première parution aux USA – d’être utilisée, exploitée, pillée même par tous les critiques reconnus et inconnus de la planète musicale. L’hommage est un peu tordu mais justifié, Nick Tosches connaît à merveille son sujet et le balance avec bonheur. Dans ses pages, ils sont tous là, les sauvages ignorés, àsecouer les limbes et exposer leurs brûlants stigmates.
Écartés, rejetés, ils l’ont été au profit de l’icône, de la borne soi-disant fondatrice, du pelvis planétaire, Elvis. Elvis qui s’est trouvé là – right time, right place – pour le gros lot, mais la vague avait commencé à grossir bien avant le camionneur adulé. Surfeur chanceux, et talentueux sans doute, l’idole a incontestablement profité d’un mouvement profond et général, provoqué par des conditions particulières et amplifié par de remarquables précurseurs.
Flash-back : en 42, l’Amérique en guerre souffre. Privations et abnégationdes populations, convoquées pour soutenir l’effort de guerre, dessinent en creux un manque criant de plaisir, de défoulement libératoire. Contre la misère matérielle et morale s’exacerbe une demande souterrainede distractions assez puissantes pour combattre l’atmosphère mortifère qui englue le pays. La musique peut et doit répondre à ce besoin intense et généralisé, particulièrement dans la jeunesse.
Heureusement, malgré les difficultés de tous ordres, l’industrie du disque continue à produire. Elle va s’atteler à satisfaire l’exigence populaire et, comme souvent dans les modèles anglo-saxons, avec une réactivité d’autant plus vive et brutale que la galette s’annonce royale.
Dans le même temps, certaines couleurs sont plutôt mal vues, à l’époque. Le rouge et le noir, par exemple. L’anticommunisme est primaire et le racisme bien implanté.
Dans ce contexte que la prose claire et évocatrice de Tosches balaye avec justesse, couvent des braises sans nom. C’est une ligne de basse nouvelle et dansante, un falsetto inouï, un beat plus rentre-dedans… Comme toujours, les artistes s’écoutent, s’inspirent, se copient les uns, les autres. Les changements gagnent en cohérence, en profondeur, se généralisent. C’est un feu de brousse qui prend, puis parcourt le pays.
Les pyromanes s’appellent Nat King Cole (avant qu’il ne s’engraisse dans la variété), Cecil Gant, Amos Milburn… Nick Tosches en a dénombré vingt-huit. Vingt-huit rockeurs avant l’heure officielle, vingt-huit sacréstêtes brûlées qui ont proprement dynamité le ron-ron, bien plus gonflés et dérangeants que certaines stars actuelles de l’outrance. Si Bill Haley, Big Joe Turner ou Screamin’ Jay Hawkins restent dans les mémoires, la plupart d’entre eux ont glissé dans les marges de l’oubli.
Ils ont pourtant bataillé, sué sang et eau. Avec seulement un peu de magie au bout des doigts ou dans la voix et parfois un doigt de chance, ils se sont lancés dans un combat extrêmement risqué. Mêlant interviews et récits, Tosches les conte, un à un, et c’est une saga pas triste qui émerge. Il fallait une dose phénoménale d’obstination et sûrement pas mal d’inconscience, en ces temps aux moeurs cadenassées, aux traditions verrouillées et aux médiasbalbutiants, pour s’imposer, imposer une musique nouvelle, chaude, provocante, pour accoucher le rock’n’roll. Les anecdotes qui fourmillent montrent, s’il en était besoin, combien le chemin était dur pour ces pionniers qui fonçaient à tombeau ouvert en terrain dangereux, avec un coeur gros comme ça.
L’hommage amoureux et enlevé de Tosches est d’autant plus fort que la ballade en territoire sauvage s’appuie sur une carte détaillée. Les accros, les intellos, voire les obsédés de tous poils trouveront tout ce qu’il faut pour satisfaire leur vice. Disco complète des artistes, liste de leurs meilleurs rééditions (en CD et non pas en vinyle, tant pis pour les puristes à qui l’auteur conseille « d’arrêter de nous casser les couilles »), chronologie fouillée de l’avènement du rock, index des noms, des chansons et des albums… Bref, le maniaque va se pourlécher et le profane se régaler.
Et si certains d’entre vous allaient croire qu’ « Héros oubliés du Rock’n’roll » est une sorte de dictionnaire froid et sec, Tosches met les pendules à l’heure : « J’ai essayé de m’amuser un peu en passant, et j’espère que ce que j’ai écrit sera lu par des gens plus enclins à rire qu’à s’offusquer de la moindre licence. Et c’est finalement de cela qu’il a toujours été question dans le rock’n’roll ». Hier comme aujourd’hui.
Héros oubliés du Rock’n’Roll
(les années sauvages du rock avant Elvis)
Nick Tosches
Ed. Allia
2000
ISBN 2-84485-046-4
Cet article a été rédigé pour le site Sincever par le rédacteur Ave